
- Le 1er janvier 2023, le livre 5 « les obligations» du Code civil entrera en vigueur, réformant à cette occasion le droit des obligations au travers d’une codification de plusieurs courants doctrinaux et jurisprudentiels développés jusqu’alors en marge de l’ancien Code civil. Une nouveauté parmi d’autres concerne le droit à la résolution du contrat par voie de notification du créancier, reconnu précédemment de manière prétorienne[1] et désormais légalement consacré à l’article 5.93 du Code civil. Cet article autorise tout créancier à résoudre unilatéralement le contrat conclu avec un débiteur défaillant, à ses risques et périls et après avoir mis en demeure ce dernier, en indiquant par écrit les manquements justifiant sa décision. La résolution du contrat n’est ainsi plus l’apanage du juge bien que la résolution judiciaire du contrat demeure possible (art. 5.91) au même titre que la résolution par la mise en œuvre d’une clause résolutoire (art. 5.92).Nous examinons ici les répercussions de ce droit à la résolution unilatérale, désormais légalement reconnu, pour les praticiens du droit du travail.
- Le Code civil prévoit que « le contrat synallagmatique peut être résolu lorsque l’inexécution du débiteur est suffisamment grave ou lorsque les parties ont convenu qu’elle justifie la résolution. (…) La résolution résulte d’une décision de justice, de l’application d’une clause résolutoire ou d’une notification du créancier au débiteur» (art. 5.90).Ainsi, « après avoir pris les mesures utiles pour établir l’inexécution du débiteur, le créancier peut, à ses risques et périls, résoudre le contrat par une notification écrite au débiteur. Celle-ci indique les manquements qui lui sont reprochés » (art. 5.93).La résolution unilatérale du contrat requiert la réunion de trois conditions : 1) la démonstration d’un manquement « suffisamment grave » du débiteur[2] ; 2) l’envoi d’une mise en demeure préalable[3] ; 3) et une notification écrite au débiteur avec les manquements reprochés. Des circonstances exceptionnelles ou une intention de rompre le contrat ne sont pas requises pour invoquer la résolution du contrat[4].Le juge contrôle a posteriori la régularité d’une décision de résolution contestée (soit, le respect des trois conditions susvisées) ainsi que sa légitimité (à savoir, vérifier que la décision est conforme aux exigences de bonne foi et ne constitue pas un abus de droit).Si la décision est jugée régulière et légitime, le contrat est en principe privé d’effets depuis la date de sa conclusion. Par exception, la résolution rétroagit à la date du manquement qui y a donné lieu si le contrat est divisible dans l’intention des parties, eu égard à sa nature et à sa portée
A défaut, si la résolution est jugée irrégulière ou illégitime, elle est inefficace et le contrat n’est censé n’avoir jamais été rompu. Si le contrat a cependant pris fin dans les faits, le créancier ayant agi à ses risques et périls, pourra être condamné au paiement d’une indemnité compensatoire de préavis (fixée forfaitairement en matière de contrat de travail, par la loi du 3 juillet 1978)[5] et à des dommages et intérêts complémentaires sollicités par le débiteur pour réparer son dommage réel[6].
- Le Code civil s’applique à toutes les matières du droit privé, son article 1.1. disposant que « sans préjudice des lois particulières, de la coutume et des principes généraux du droit, le présent Code régit le droit civil, et plus largement le droit privé. Il s’applique en toutes matières (…)».Le droit à la résolution unilatérale du contrat par voie de notification du créancier s’applique ainsi à tous les contrats synallagmatiques de droit privé, en ce compris au contrat de travail régi spécifiquement par la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail.
- Cette superposition de normes pose une double interrogation : d’abord, la loi du 3 juillet 1978 exclut-elle l’application des modes généraux d’extinction des obligations ? Ensuite, à défaut d’exclusion, une primauté s’impose-t-elle entre ces modes alternatifs de rupture ?De manière générale, les relations qu’entretiennent le droit commun et les droits spéciaux propres à certains contrats nommés s’établissent par exclusion ou de manière complémentaire. L’article 32 de la loi du 3 juillet 1978 prévoit à ce niveau que « sans préjudice des modes généraux d’extinction des obligations, les engagements résultant des contrats régis par la présente loi prennent fin » suivant des modes spécifiques de rupture qu’elle énonce. Ces modes spécifiques de rupture complètent ainsi les modes généraux de rupture du (nouveau) Code civil, les premiers n’excluant pas les seconds[7].Concernant une éventuelle primauté entre ces modes alternatifs de rupture, l’adage specialia generalibus derogant dispose que lorsque le droit spécial renferme une solution singulière, le droit spécial doit être appliqué par priorité sur le droit commun. Cette primauté s’impose d’autant plus lorsque le droit spécial est d’ordre public ou impératif, le droit des obligations demeurant ici en toile de fond et ne pouvant s’appliquer s’il entre en contradiction avec le droit spécial. En ce qui concerne la résolution unilatérale du contrat, à défaut de contrariété, une partie à une relation de travail victime d’un manquement suffisamment grave de l’autre partie pourra notifier soit la résolution unilatérale du contrat, soit un congé (pour motif grave) dans le respect des dispositions de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail.
- Un employeur, ainsi libre de notifier la résolution unilatérale du contrat ou un congé (pour motif grave), serait cependant mal inspiré d’invoquer à tort et à travers la résolution unilatérale du contrat pour contourner systématiquement les règles de forme et délais prescrits par la loi du 3 juillet 1978 pour notifier un congé ou, dans une autre mesure, les obligations de motivation imposées par la CCT n°109 relative à la motivation du licenciement. Rappelons en effet que quand bien même une résolution serait jugée régulière (le juge disposant quod non d’un large pouvoir d’appréciation quant au caractère « suffisamment grave » du manquement), pareille résolution peut recouvrir un caractère illégitime au regard du fait qu’en optant pour ce mode de rupture, l’employeur a commis un abus de droit visant à contourner l’application d’un mode de rupture spécialement régi par une loi spéciale.Ainsi, par exemple, si le délai de 3 jours ouvrables pour notifier un congé pour motif grave est expiré, un employeur peut-il invoquer la résolution unilatérale du contrat en vue de bénéficier d’une seconde chance de rompre le contrat sans préavis ni indemnité ? Tout est question d’appréciation, le juge pouvant considérer en pareil cas que, soit, le manquement ne recouvre pas un caractère suffisamment grave vu le délai de réflexion pris par l’employeur pour prendre position, soit qu’en agissant de la sorte l’employeur a commis un abus de droit visant à contourner l’application de délai de forclusion imposé par la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail[8].Pour apprécier l’existence d’un abus de droit, le juge examinera la solution à dégager du litige par une application par analogie des dispositions du droit du travail. S’il arrive à la conclusion que la résolution unilatérale est irrégulière (à défaut de manquement jugé suffisamment grave) ou illégitime (au regard de l’existence d’un abus de droit), l’employeur sera tenu d’indemniser le travailleur en lui octroyant une indemnité compensatoire de préavis dans le respect des dispositions de droit du travail puisqu’il aura irrégulièrement mis fin au contrat de travail.
- La résolution unilatérale du contrat par voie de notification constitue ainsi une voie alternative au congé (pour motif grave) mais ne vient-elle pas faire double emploi avec la théorie prétorienne de l’acte équipollent à rupture ? Nous le pensons bien.Un acte équipollent à rupture peut être constaté en deux hypothèses : premièrement, en cas de modification importante par l’une des parties d’un élément essentiel du contrat de travail, et deuxièmement, en cas de manquement grave à une obligation contractuelle ou légale démontrant dans le chef de l’auteur une volonté de rompre le contrat. En cette seconde hypothèse, l’envoi d’une mise en demeure préalable est obligatoire avant de constater un acte équipollent à rupture.Cette théorie est controversée tant en doctrine qu’en jurisprudence, au niveau de la distinction entre ces deux hypothèses, ses conditions d’application, le délai de réflexion raisonnable laissé à la victime pour prendre position, …[9]La résolution unilatérale du contrat offre l’avantage de limiter le débat au caractère suffisamment grave du manquement invoqué à l’appui de la rupture du contrat et au respect des formalités imposées (envoi d’une mise en demeure préalable et notification écrite des manquements), faisant l’économie des controverses entourant l’application de la théorie de l’acte équipollent à rupture imposant la recherche – ou non – d’une intention de nuire et une obligation d’agir avec célérité.
- En définitive, le droit à la résolution unilatérale par notification du créancier ne devrait pas selon nous modifier substantiellement les habitudes des praticiens de droit du travail, leur offrant une corde de substitution à celle existante de l’acte équipollent à rupture dont l’attrait devrait s’estomper progressivement au profit de ce nouveau mode de rupture légalement consacré et ancré dans le Code civil, offrant une plus grande sécurité juridique aux parties souhaitant utiliser ce mode de rupture alternatif et méconnu en droit du travail.
Acte équipollent à rupture | Résolution unilatérale du contrat | ||
En cas de modification unilatérale et importante d’un élément essentiel du contrat | En cas de manquement contractuel portant sur un élément accessoire du contrat ou sur une modification peu importante un élément essentiel du contrat | En cas de manquement suffisamment grave, notifié par écrit | |
Obligation de notifier la rupture du contrat avec célérité | Oui | Oui | Non |
Obligation de démontrer une volonté de rompre le contrat dans le chef de l’auteur | Non | Oui | Non |
Envoi obligatoire d’une mise en demeure préalable | Non | Oui | Oui |
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[1] Voy. l’arrêt du 23 mai 2019 (chambre francophone) et du 11 décembre 2020 (chambre néerlandophone) de la Cour de cassation ayant reconnu un droit à la résolution unilatérale du contrat dans le chef du créancier (Cass. 23 mai 2019, C.16.0254.F, R.G.D.C. 2019/8, p. 474, www.juportal.be ; Cass. 11 décembre 2020, C/20.0210.N, www.juportal.be). En 2002 et 2009, la Cour de cassation avait déjà esquissé pareille solution mais la portée de ses arrêts était demeurée controversée en doctrine et jurisprudence (Cass., 2 mai 2002, R.G. n° C.01.0185.N, Pas., 2002, p. 1051 ; Cass., 2 mai 2002, R.G. n° C.99.0277.N, Pas., 2002, p. 1046 ; Cass., 16 février 2009, R.G. ° C.08.0043.N, J.T., 2010, p. 352).
[2] Le manquement « suffisamment grave » ne se confond pas avec le motif grave visé à l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978. Par le biais d’une clause résolutoire, les parties peuvent convenir du ou des manquements qui donneront au créancier la faculté de résoudre le contrat, ainsi que la gravité de ces manquements.
[3] L’obligation de mise en demeure préalable découle des articles 5.83, alinéa 3, et 5.231, al. 2, du Code civil.
[4] S. GILSON, L. DEAR, « La modification unilatérale des conditions de travail : un fait unique, des conséquences multiples et variées », in J. JACQMAIN (dir), Une terre de droit du travail : les services publics – Actes du colloque organisé par la Conférence du Jeune barreau de Nivelles et l’AJPDS à Genval le 10 novembre 2005, Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 268.
[5] C. trav. Mons, 22 mai 2013, RG 2012/AM/171, www.terralaboris.be.
[6] Art. 5.90 in fine du nouveau Code civil « lorsqu’une réparation complémentaire à la résolution est accordée, elle vise à placer le créancier dans la même situation que si le contrat avait été exécuté ». Pareille demande d’indemnisation est soumise aux règles du droit commun de la responsabilité contractuelle, distinguant le damnum emergens et le lucrum cessans.
[7] « Le droit du travail est allé au-delà de l’article 1184 du Code civil, en supprimant l’intervention préalable des tribunaux pour prononcer la résolution du contrat en cas d’inexécution fautive ; il n’a toutefois pas interdit l’application éventuelle de cette disposition… Il ne paraît [pas] indiqué de supprimer la possibilité de recourir à cette procédure si l’une des parties y trouve son avantage » (Doc. parl., Sénat, 1977-1978, rapport de la Commission de l’Emploi et du Travail et de la Prévoyance sociale, no 258/2, p. 84).
[8] Pour des cas d’application, voy. C. trav. Liège, 14 mars 2005, RG 762304, www.juridat.be ; Trib. Trav. Dinant, 18 septembre 2001, Chron. D.S., 2004, p. 94 (en matière de résolution judiciaire, « le recours à l’article 1184 du Code civil ne peut avoir pour effet d’éluder les règles relatives au préavis chaque fois qu’une partie n’a pas pris le risque d’une rupture pour motif grave ou n’a pas été en mesure de respecter les formes et délais prescrits par l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail »).
[9] Pour un examen de ces différentes controverses, voy. notamment L. DEAR, C. COOMANS, La volonté tacite et l’acte équipollent à rupture, in Les mécanismes civilistes dans la relation de travail (coord. S. GILSON et Ch. BEDORET), Anthemis, 2020, p. 821 et suiv.
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